Les Français face à leur assiette : l’émergence d’une nouvelle éthique alimentaire
17e Leçon inaugurale avec Eric Birlouez | ESA, 3 oct. 2019
Pour son grand rendez-vous de la rentrée, l’École supérieure d’agricultures accueillait le jeudi 3 octobre l’ingénieur agronome et sociologue de l’agriculture et de l’alimentation Eric Birlouez. Retour sur cette 17e leçon inaugurale qui retrace l’émergence, au cours du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, d’une nouvelle éthique alimentaire.
Retrouver l’introduction d’Isabelle Maître, enseignante-chercheuse en agroalimentaire
Chaque année, l’ESA lance un défi à une personnalité : donner son point de vue sur une thématique culturelle et socio-économique d’actualité. En toile de fond, la transmission d’un savoir et d’une expertise aux étudiants qui rentrent dans le plus grand établissement d’enseignement français en agriculture, alimentation, environnement et développement rural. Eric Birlouez s’est emparé de la question des Français et de leur rapport à leur assiette qui ne cesse d’évoluer. Si l’on avait jusqu’à la fin du XXe siècle des attentes alimentaires relativement simples, elles sont aujourd’hui bien plus nuancées et complexes. Elles regroupent désormais des considérations de santé, de protection de l’environnement, de bien-être animal, de transparence, de responsabilité sociale.
Une transformation de la filière alimentaire
Selon le sociologue, depuis le début des années 1950 et jusque dans les années 2000, de grandes mutations du système alimentaire se sont produites, engendrant une évolution profonde des attitudes et des comportements alimentaires des Français. « Tout d’abord, la filière alimentaire a radicalement changé, souligne Éric Birlouez. L’agriculture s’est transformée et modernisée pour répondre aux besoins de nourrir la population française avec une hausse de la productivité et des volumes et une baisse des prix relatifs des aliments. » En parallèle, le nombre de paysans est passé de 27 à 2,3 % de la population active entre 1955 et 2017, tandis que la part de citadins dans la population française a bondi de 53 à 80 % depuis la fin de la 2e guerre mondiale.À ces changements s’ajoutent l’essor de la grande distribution et d’un système d’hyperconsommation, l’arrivée des fast-food, mais aussi une mondialisation des échanges qui complexifient considérablement les filières alimentaires. » Tout cela induit un changement du rapport à l’aliment, à la façon dont il est produit, à sa valeur et à l’animal. « On a assisté à une montée des peurs alimentaires face à une offre pléthorique d’aliments, parfois non identifiés, et à une cacophonie diététique : les consommateurs sont désorientés et anxieux devant des évolutions profondes intervenues en l’espace de seulement quelques dizaines d’années. »
Des changements sociétaux profonds depuis 1945
Ces changements du secteur de l’agriculture et de l’alimentation se sont de plus accompagnés de transformations sociétales importantes. Là où, il y a 50 ans, on mangeait pour donner de l’énergie à un corps qui travaillait physiquement, la tertiarisation de l’économie a amené un nouveau regard sur le corps et l’alimentation. « On cherche aujourd’hui l’équilibre et la minceur, indique le chercheur. On diminue sa part du budget consacré à l’alimentation et on cherche à consacrer moins de temps à cuisiner puisque la majorité des femmes travaillent. L’industrie alimentaire répond à ces nouveaux besoins en proposant des plats préparés notamment. » Les mentalités changent aussi avec une préoccupation importante autour de la santé et des aliments sains et biologiques, mais aussi avec un autre regard sur l’animal qui entraine une diminution de la consommation de viande. « Pour autant, manger à sa faim va désormais de soi et l’on oublie souvent que l’agriculture est la base de la survie de la société. La question : vais-je manger devient que vais-je manger ? »
Les mangeurs Français en 2019
En conséquence, les Français sont de plus en plus attentifs à leur alimentation et deviennent plus exigeants et plus méfiants. « Tous ont en tête que le premier élément du bien-être et de la santé est l’alimentation. Ils recherchent donc désormais la qualité plutôt que les prix bas : 63 % des consommateurs déclarent que le prix n’est pas leur premier critère d’achat selon une étude de Kantar. Les gens mangent moins, mais mieux. Ils vont vers des aliments bios, sans additifs, sains… » Les attentes des Français jusqu’aux années 1980 (satiété, saveur, sécurité alimentaire, santé, aspect pratique) ne sont plus aussi claires et partagées par tous. Certains se tournent vers le végétarisme, d’autres vers le local ou le bio, d’autres deviennent crudivores… « En 2019, les attentes historiques sont toujours là, mais de nouvelles attentes émergent avec par exemple le besoin de savoir ce qu’il y a dans les aliments, leur lieu et mode de production, la question du bien-être animal… » Ces attentes multiples varient selon les personnes, ce qui complique les choses pour l’industrie agroalimentaire qui doit s’adapter aux nouveaux comportements alimentaires des Français. « Plus de la moitié des Français déclarent avoir modifié de façon significative leur comportement alimentaire : ils cuisinent plus eux-mêmes, ils aiment apprendre et collaborer, ils ont recours au digital pour acheter, s’informer et commenter, ils achètent des produits frais, de saison et locaux, ils gaspillent moins et végétalisent leurs assiettes. » On assiste là à l’émergence d’une éthique alimentaire qui passe par un besoin de réassurance, par une reconnexion aux aliments et aux producteurs et par une reprise en main personnelle de son alimentation qui affirme une identité et une volonté d’avoir un impact positif sur la société et sur la planète.
Les cinq composantes de l’éthique de l’alimentation
Le sociologue Éric Birlouez identifie ainsi cinq éléments qui vont avoir un impact sur l’alimentation de demain. « Il y a d’abord l’attention portée au corps, affirme-t-il. Cette attention exprime d’un côté un culte du corps, de la minceur, de la beauté et d’une inatteignable jeunesse éternelle. D’un autre côté, les Français recherchent aussi le bien-être par l’alimentation, la santé, qui va parfois jusqu’à une obsession du sain, l’orthorexie. » La deuxième composante affectant cette nouvelle éthique de l’alimentation est l’attention portée à la nature : « Il s’exprime actuellement une vision très positive et parfois idéalisée de la nature. On prône les produits naturels, il y a un engouement pour le bio… » Le troisième élément est l’attention portée à la responsabilité citoyenne et à la solidarité avec des marques qui ont du succès en surfant sur cet aspect de l’évolution de l’éthique alimentaire. « La quatrième composante est l’attention portée à l’animal, poursuit le sociologue. Ainsi, la consommation de viande rouge diminue depuis 40 ans et décline de plus en plus vite depuis 15 ans. Pour autant, les Français ne basculent pas dans le végétarisme puisque 97 % mangent de la viande. Ils en mangent simplement mois souvent et privilégient la qualité. » Enfin, Éric Birlouez souligne l’attention portée à la « transparence » autour des aliments et des filières alimentaires. Voilà un large panel de pistes de réflexions ouvertes par le sociologue aux étudiants qui entament ou poursuivent leurs études à l’ESA !
Juliette Cottin, journaliste
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Aller plus loin
Qui est Eric Birlouez ?
Ingénieur agronome de formation et sociologue, il est consultant indépendant auprès d’organismes publics et d’entreprises, principalement dans les secteurs de l’agriculture et de l’alimentation. Il enseigne par ailleurs, l’histoire et la sociologie de l’alimentation au sein d’écoles d’ingénieurs et d’universités, en France et à l’étranger (Liban, Roumanie, Chine…). Également auteur et conférencier, il a publié de nombreux ouvrages et articles sur l’alimentation et les aliments, dont il explore les dimensions culturelles, sociales, historiques et symboliques.